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"L’assourdissant cri du silence". El Foro por la Memoria en L'Humanité.
L'Humanité - Article paru dans l'édition du 16 juillet 2004.

http://www.humanite.fr/journal/2004-07-16/2004-07-16-397422





Les fosses communes du franquisme sont exhumées. Une exigence du devoir de mémoire.

Correspondance particulière

Santaella : peut-on imaginer un nom de village plus délicieusement féminin, plus andalou ? Sa beauté subjugue, à ses pieds, un océan d’oliviers et de tournesols, éblouis par tant de blancheur. Sur ces terres fertiles de la campi¤a de Cordoue, o­n a la fierté enracinée dans la sueur, la souffrance et les vieux rêves séculaires de réforme agraire.

Dans le petit cimetière du hameau paisible de La Guijarrosa, un groupe de volontaires creuse, avec une tendresse acharnée, à la recherche d’une fosse commune du franquisme Le drapeau républicain tricolore n’en croit pas ses plis, sous des cyprès assommés de chaleur. Un attroupement de villageois commente à voix basse, entre colère et soulagement, la lente avancée des travaux. Ce retour tardif du refoulé historique secoue le village. Dans les bars, o­n ne parle que de la fosse. Le curé réactionnaire a réuni quelques ouailles pour ressusciter les vieilles diatribes et tenter une escarmouche poussiéreuse.

L’Espagne exhume enfin ses morts républicains, et la mémoire frissonne ; une mémoire qu’elle semblait avoir enfouie, volontairement, sous le pesant " pacte de la transition " amnésique. Comment peut-on encore aujourd’hui citer en modèle démocratique un pacte scellé sur l’impunité des bourreaux et l’oubli du passé ? En Argentine, la " loi de point final " vient d’être révoquée.

À Santaella, dans cette campi¤a " roja ", insoumise, o­n s’est tu pendant soixante ans, mais o­n n’a pas oublié. Ici comme ailleurs, l’insupportable silence sur la mémoire des vaincus craque de toutes parts. Une vieille dame, Valle Serrano Pedrosa, drapée dans son stoïcisme, fille du maire républicain fusillé le 26 octobre 1936, m’a offert un poème, " ce petit bout de moi-même, d’une longue souffrance silencieuse, je l’ai intitulé : le Cri du silence ".

Ils sont là, pelles à la main, fils et petits-fils de disparus. Plus de 30 000 civils, fusillés au bord des routes, contre les murs des cimetières, disséminés sur toute la géographie espagnole, gisent dans près d’un millier de fosses clandestines. Dans un discret cimetière de la campagne cordouane, leurs descendants creusent, des heures durant, sous 45 §C à l’ombre, aidés par de nombreux jeunes qui veulent savoir, récupérer cette histoire passée sous silence. Ils me répètent : il faut que ce passé, enterré délibérément, ressorte, coûte que coûte. Chaque corps exhumé sera une victoire de la démocratie et de la justice. Dans les villages, les " martyrs " fascistes o­nt leurs stèles, leurs monuments, alors que les " rouges " sont enterrés comme des chiens.

Alfonso Quero cherche son grand-père dans la fosse : " J’ai encore mal. Je pioche avec orgueil, pour pouvoir enfin l’enterrer dignement. C’est moi qui ai trouvé le premier ossement. " Rafael Mu¤oz, fils d’Antonio, se souvient que deux gardes civils et deux phalangistes arrêtèrent son père, jornalero (ouvrier agricole), alors qu’il labourait. " Criminales ! Ils n’avaient pas de céur [.] . Pendant des décennies, nous avons été rejetés, culpabilisés ; la honte a pesé sur nous. " Ces hommes o­nt le courage et la dignité des humbles. Aucun ne parle de revanche. Et pourtant, les propriétés des grands cortijos (fermes agricoles) s’étendent encore tel un océan vert.

Comment imaginer que dans cette suavité andalouse, dans cette Guijarrosa havre de grâce, au petit matin du 11 septembre 1936, 17 ouvriers agricoles et prolétaires, raflés dans le village, furent paseados (promenés) : exécutés sans jugement, au cimetière, et jetés dans une fosse commune ? À Santaella, o­n fêtait la Vierge du Valle, la patronne du village. Phalangistes, cléricaux, terratenientes (grands propriétaires), gardes civils s’acharnaient systématiquement contre " l’anti-Espagne ", au nom de la " sainte croisade ". Chaque coup de pioche remet enfin l’histoire à sa place.

Sur un petit banc, Marîa José Ruiz Quero pleure. Elle a le visage d’une Vierge de semaine sainte. " J’attends que l’on exhume mon arrière-grand-père, pour lui rendre son honneur, que des sauvages o­nt voulu lui nier [.] . Ici a eu lieu un véritable génocide politique contre tous ceux qui avaient cru en cette opportunité historique, la Deuxième République, pour changer les bases d’une société quasi féodale. Dans ma famille, les assassins ne sont pas parvenus à nous intimider ; ils nous o­nt remplis de fierté. "

À mesure que l’excavation progresse apparaît un pied, une botte, un coude. Il faut déterminer minutieusement la position des corps, les individualiser. Il règne un silence paradoxalement léger. Les fouilles relèvent d’un travail rigoureux et infiniment respectueux. Dans la fosse et autour d’elle s’activent archéologues, ethnologues, anthropologues, psychologues, historiens, tous bénévoles, et des militants communistes, très jeunes. o­n leur a volé la République : ils veulent récupérer les pages arrachées de l’histoire espagnole.

L’archéologue Miguel Contreras Martînez, venu de Madrid, lit le terrain, surveille chaque pelletée. " Nous appliquons la méthode archéologique traditionnelle à l’exhumation des restes. Seul l’objectif final diffère : ici ; il s’agit aussi de récupérer la mémoire complète de ceux qui sont tombés pour la République, la mémoire de leurs idéaux et celle du processus global, structurel, de la répression, de ses étapes, etc. " La terre passe au tamis pour que rien ne se perde.

Un peu à l’écart, Marîa del Mar, une jeune psychologue, parle avec une famille quelque peu craintive. Les fantômes du franquisme rôdent encore. La peur, peut-être la pire des séquelles. " Nous aidons à finir le travail de deuil, à libérer la parole, à extirper les racines de cette peur, encore prégnante de génération en génération. "

Paco Urbano, conseiller municipal de Izquierda unida, est l’homme par qui la fosse s’est ouverte. Une famille a déposé une plainte pour " séquestration et assassinat " et s’est mise en contact avec lui. Il a soumis une motion, votée à l’unanimité, au conseil municipal, pour que les travaux s’engagent. La mairie, à majorité socialiste, apporte tout son soutien matériel ; elle a signé un protocole avec le Forum pour la mémoire, dont le président madrilène, José Marîa Pedre¤o, coordonne une excavation conçue comme la poursuite d’une même lutte antifasciste, comme un combat pour la justice historique. " Nous avons troqué les fusils contre les pics et les pelles. " Aucun des volontaires ne se sent tenu par le " pacte de la transition " et la consensuelle loi d’amnistie de 1977. Le Forum pour la mémoire, lié au PCE et à sa commission de la Mémoire, entend revendiquer les valeurs républicaines, lutter contre l’impunité et en finir avec le " franquisme idéologique ". Pourquoi avoir attendu si longtemps ? " Demande-le aux dirigeants communistes de l’époque, qui o­nt tout bradé ! "

Nombre d’historiens reconsidèrent aujourd’hui le concept de guerre civile fratricide. Ne fut-elle pas surtout une guerre de classe et d’anéantissement ? Les franquistes o­nt écrasé les organisations populaires et leurs militants, planifié intentionnellement la liquidation de toute une couche - républicaine - de la population. Pour ceux qui, à Santaella, déterrent le passé, brisent les tabous, cela correspond bien à la définition du génocide, du " délit de lèse-humanité " reconnu par l’ONU.

Après 48 heures de fouilles, 17 corps refont douloureusement surface dans la terre ocre pâle. Au juge maintenant de faire son travail, d’ordonner la levée des corps et l’identification par tests ADN. Les familles décideront d’une sépulture individuelle ou collective.

Un mouvement, inexorable, d’introspection nationale, de réhabilitation historique, bouscule la lenteur, les réticences d’un État qui apporte pour l’instant peu de soutien et ne stimule pas l’ouverture des fosses communes. La démocratie espagnole, encore bancale, devra désormais intégrer l’histoire de tous les Espagnols (les exilés, les torturés, les prisonniers esclaves, les maquis, les disparus, les enfants de la guerre, etc.) et de toutes les Espagnes.

Franco, inventeur des méthodes de disparition massive d’opposants, peut encore indécemment trôner sur sa statue équestre à Madrid ou à Santander : les républicains sont en train de gagner la bataille de la mémoire.

Jean Ortiz

Les réticences du pouvoir judiciaire

La juge en charge du secteur dont dépend la localité de Santaella a multiplié les obstacles pour empêcher la reconnaissance officielle de crimes collectifs. Elle a même refusé d’ordonner la levée des corps et obligé la mairie de gauche à prendre en charge l’exhumation. Pour les familles de disparus, il s’agit de " vieux restes du franquisme idéologique ".